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Parties fines, exposition personnelle à la Progress Gallery (octobre 2020), texte d'Elora Weill-Engerer



Pour Oscar Malessène, l’audace jaillit de la contrainte. Au sein de formats inhabituels et prescripteurs, des obliques en aplats colorés forment des brèches de possibilités. L’acrylique est apposée en un one shot au rouleau et les intensités se définissent in medias res dans l’espace.  S’y conjuguent des épures de formes géométriques pyramidales autonomes dont les forces se jouent dans les proportions et les rapports qui les animent. N’en déplaise à cette rigueur, la mathématique est mise à mal. La fugue se joue aux confins de la norme. Subtiles variations de tons et décalages de lignes : autant de provocations pour l’œil qui s’attarde, c’est-à-dire qui re-garde ces figures en deux dimensions, loin d’être aussi hard edge qu’elles n’y paraissent. Cette déformation du connu se ressent jusque dans les titres parodiques : Rage against the blues brothers, Ascenseur pour l’échafaudage, Bleu mécanique. Où est le différent et où est le même ? 

 

Par l’utilisation de polyptyques, dont les panneaux, similaires à l’œil nu, sont souvent de tailles légèrement différentes, Oscar Malessène convoque une spiritualité qui n’est pas sans rappeler la pensée médiévale sur l’identique et le différent. Lunicité de l’œuvre ne se saisit que dans l’appréhension, dans le temps, des différences qui la sous-tendent. C’est dans cette latence que se dévoile une peinture moins normée qu’elle ne le semble. Dès lors, les incisions se déploient comme les ailes d’un oiseau supersonique en vol, laissant aux couleurs soigneusement délimitées la marge de liberté. Ce motif récurrent d’Oscar Malessène, plié et déplié comme un origami, a logiquement tout à voir avec la faille. Formes en entailles et divisions du support participent du glissement tectonique d’une zone par rapport à l’autre comme des compartiments géologiques prêts à s’ouvrir. Au sens figuré, c’est la faille des données immédiates de la conscience, qui fait qu’une appréhension complète et unie du monde est différée. Dans les diverses acceptions du terme, la faille résulte de l’entrave. Celle qui permet à peu près tout le reste.

 

Cette dissonance se sent jusque dans les formats, choisis dans une quasi mystique des chiffres que l’artiste s’impose pour imposer de nouveaux espaces à habiter. La tranche laissée blanche affirme la césure des panneaux dont les connexions s’établissent par les couleurs et les formes. Aux volumes en trompe-l’oeil répondent des lignes parallèles au support dont elles soulignent la limite. La flèche, ce personnage principal de la peinture d’Oscar Malessène, semble elle aussi montrer quelque chose de sa pointe aigüe comme une lame de couteau. La peinture est un leurre, pour preuve, elle se désigne du bout du doigt. Oscar Malessène est donc un « fin géomètre », rectifiant la distinction construite par Pascal dans ses Pensées entre « l’esprit de géométrie » et « l’esprit de finesse ». Les géomètres, dit le philosophe, « étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie […] se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes »« Tous les géomètres seraient donc fins s’ils avaient la vue bonne »[1] : pari relevé par Oscar Malessène.

 

 

 

Elora Weill-Engerer

 

[1] Pascal, Pensées, Partie 1, Article X, II. 

    







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     Le préalable d’une peinture d’Oscar Malessène est un dessin au crayon, une méditation géométrique dont les conclusions font l’objet d’un relevé millimétré.
    L’artiste l’a d’abord vécue comme un songe, dont il aurait sorti sa propre reine du Monde, son idée d’une surface élégante, distinguée, suffisamment digne pour porter la hauteur des vues et des sentiments que l’artiste accorde à la peinture.

    Les compositions d’Oscar Malessène se présentent comme les aplats de couleur qui composent une peinture abstraite, géométrique.
   Les couleurs sont choisies, élaborées avec soin, chaque ton est préparé, arrangé, cuisiné avec la minutie fébrile d’un alchimiste sur le point de voir ses recherches aboutir et la lumière révélée.
   La réalisation est fine, irréprochable, libre d’index comme de tout signe expressionniste. L’artisanat de la réalisation est entièrement soumis aux instructions tirées de la rêverie. Il n’y a pas d’écart de traduction, pas d’adaptation, seulement une stricte mise en forme. L’hypothèse de l’idée rigoureusement réifiée.
   Ces figures géométriques sont peintes avec la distance raisonnable qui permet de contenir et de malaxer le pathos dans le moment d’un travail aussi déterminé que sensible. 
   Oscar Malessène compose des peintures instables qui réalisent sur le plan du mur des oscillations entre la planéité et la représentation d’espaces. Au dynamisme des compositions angulaires s’ajoute un trouble perceptif, une disruption cognitive causée par la contradiction des stimuli qui affirment simultanément le plan et le relief. La peinture est soutenue dans sa dualité : image et fait, artistique et décorative, concept et percept, sensible et mentale. 
   Oscar Malessène n’a pas à choisir de camp : chaque peinture dont il est l’auteur est simultanément Jekyll et Hyde : le cas une étrangeté redoublée.


Sylvain Sorgato - octobre 2018






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Oscar Malessène par Louis Doucet


Le Temps est l’image mobile de l’immobile Éternité.
Platon, Timée

    Les peintures d’Oscar Malessène s’inscrivent dans la grande tradition de l’abstraction géométrique. Elles prennent cependant leurs distances avec les canons posés par les fondateurs de ce mouvement mais aussi avec les productions de ses contemporains. En effet, en opposition frontale avec les préceptes édictés par Mondrian, Oscar Malessène se complaît dans les structures obliques, pas plus qu’il ne bannit la couleur verte. Ce n’est pas non plus chez Van Doesburg qu’il faut rechercher ses sources, car son répertoire chromatique est nourri de demi-teintes claires, tendres, pastellisées coexistant avec les couleurs primaires. Quant à ses diagonales elles ne structurent pas le plan mais s’appuient, tout en les dévoyant, sur les leçons de la perspective albertienne. C’est donc ailleurs qu’il faut diriger la recherche en paternité.
    Ses compositions aux couleurs inexorablement délimitées, en aplats, se développent en séries dans lesquelles chaque tableau paraît proposer une réponse plastique à la question du rapport de la ligne au plan. Les écrits théoriques de Kandinsky, notamment Punkt und Linie zu Fläche,[1] semblent donc avoir inspiré sa démarche, mais Oscar Malessène en tire des conclusions plus radicales que celles du maître du Bauhaus. Il ouvre notamment les portes vers la troisième dimension, l’espace, en mettant en scène des volumes assemblés dans des combinaisons perspectives paradoxales. Tel ensemble de plans colorés suggérera une forme qui sera alternativement perçue comme devant et derrière sa voisine, laquelle générera, à son tour, cette indécision, entraînant le spectateur dans un tourbillon qui prélude au vertige.
    Pourtant, les surfaces clairement démarquées, les couleurs méticuleusement appliquées relèvent plus des pratiques d’un bureau d’architecture que de celles d’un peintre. Mais il s’agit ici de l’œuvre d’un architecte qui privilégierait le rythme, ce rythme dont Yves Bonnefoy déclarait : « Le rythme ressemble au temps, à la fois un et changeant, il ressemble à l’architecture, c’est-à-dire à notre univers qui est une construction. »[2] Point, ligne, plan, espace (Raum), temps (Zeit)… Chez Oscar Malessène, le propos de Kandinsky s’élargit donc à deux dimensions supplémentaires…
    Peut-être faut-il chercher du côté du kaléidoscope, dont Jonathan Crary a magistralement mis en évidence l’importance pour l’éducation du regard à la modernité dans le cours du XIXe siècle.[3] Ou, plus spécifiquement encore, chez Robert Delaunay et ses fenêtres prismatiques simultanées, avant qu’il ne se voue aux formes circulaires. Peut-être aussi chez Larionov avec ses agencements anguleux de formes éclatées et de couleurs réfractées par un prisme… Chez Oscar Malessène les surfaces colorées sont les éléments de base d’un alphabet formel qu’il ordonne et assemble dans des constructions portant chacune leur logique mais qui constituent, d’une peinture à l’autre, un immense exercice de variations sur un schéma génésique prédéfini, lequel ne pourrait s’éteindre que quand toutes les combinaisons plastiquement viables auraient été épuisées. On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec un des propos de l’éminent linguiste Georges Mounin : « Une langue est un prisme à travers lequel ses usagers sont condamnés à voir le monde. »[4] Et le monde que la langue créée par Oscar Malessène nous donne à voir est aussi paradoxal et insaisissable que les images d’un kaléidoscope… Un et changeant selon Mounin, mobile et immobile, selon Platon…
    Le chemin tracé par Oscar Malessène est celui d’un sentier de crête, entre deux ravins également dangereux et menaçants. D’un côté, celui de la répétition froide et mécanique de formules éculées dont la prédictibilité est celle d’équations programmables produisant ad nauseam les mêmes banalités tautologiques, ces propos pompeux sur la peinture et sur son rôle, dans une réflexion qui ignore le monde environnant. De l’autre, celui d’une joliesse superficielle, flatteuse pour le regard, séduisante, aguichante, mais désespérément vide de sens et d’espoir. Ce chemin difficile, sur le fil du rasoir, est celui qu’évoque le grand écrivain polonais Stefan Żeromski : « La limite entre le mal et le bien est aussi mobile et instable qu’un sentier de crête en craie fondante. »[5] Et les couleurs de cette craie fondante ne sont-elles pas celles-là mêmes qu’Oscar Malessène nous offre par la magie de sa somptueuse alchimie ?
    Cette tension dialectique, cet état d’instabilité essentielle, indispensable à la formulation de tout discours pertinent, est évidente dans le contraste entre les formes acérées des polygones et la douceur modérée de certaines de leurs colorations qui coexistent avec des tonalités primaires plus franches et un large spectre de gris… Entre les délimitations rigoureuses, nettes et précises des surfaces et l’instabilité des perspectives qu’elles engendrent… Entre la simplicité des moyens mis en œuvre et le vertige perceptif qu’ils éveillent… Entre l’inscription dans un mouvement ancré dans une histoire bien établie et les libertés transgressives prises avec cette même tradition… Entre puritanisme hard edge et préoccupations expressives… Entre dissonances des couleurs prises deux à deux et harmonie de l’ensemble… Les prismes trompeurs d’Oscar Malessène ne seraient-ils pas de même nature que les larmes qu’évoque François Coppée ?
L’eau d’une larme est un prisme
Qui transfigure l’univers.
[6]
    Il me semble qu’une autre préoccupation hante Oscar Malessène, celle de la combinatoire, de la variation, au sens musical de ce terme. Dans un effort, qu’il sait pourtant désespéré, il tente d’épuiser le champ des possibilités plastiques offertes par la juxtaposition de quelques formes géométriques simples sur une surface plane. Mais il le fait sans jamais sombrer sur le récif de la déclinaison déshumanisée d’algorithmes trop prévisibles. Chaque nouvelle peinture d’une série est à la fois clairement inscrite dans la continuité des précédentes et s’en distingue d’une façon unique. Elle tient indépendamment de celles qui l’ont précédée et de celles qui la suivront.
    Plus que de la musique, ces variations relèvent, pour moi, des gammes plastiques du Piranèse dans les planches de ses Prisons ou, peut-être plus encore, des préoccupations de Beckett dans Le dépeupleur. Tout comme l’écrivain franco-irlandais, Oscar Malessène retravaille inlassablement son jeu de variations pour mettre en évidence l’inépuisable champ combinatoire offert par un motif élémentaire potentiellement aride… Et l’ouvrage se termine sans s’achever, sans réussir à épuiser les possibles de sa signification : « […] le peu possible là où il n’est pas n’est seulement plus et dans le moindre moins le rien tout entier si cette notion est maintenue. Et les yeux soudain de se remettre à chercher aussi affamés que l’impensable premier jour jusqu’à ce que sans raison apparente brusquement ils se referment ou que la tête tombe. »[7] Et nous, pauvres chercheurs, sommes condamnés à ne rien trouver : « Quoi qu’ils cherchent, ce n’est pas ça. »[8] Une image en abyme de la posture du regardeur ou du critique quand il tente, par des échelles conceptuelles, d’accéder à des niches pour y ranger des interprétations, alors que l’œuvre se refuse à toute lecture réductrice. Même si l’on sait bien que l’esprit humain est fait de telle façon qu’il ne peut se résigner à cet échec…

Louis Doucet, janvier 2017



[1] Point Ligne Plan, le numéro 9 des Bauhausbücher, 1926.
[2] Colloque Poésie, art et pensée, Pau, les 9-11 mai 1983.
[3] Jonathan Crary, Techniques of the Observer: on Vision and Modernity in the Nineteenth Century, 1990.
[4] Georges Mounin, Clefs pour la linguistique, 1968.
[5] Stefan Żeromski cité par Irena Kwiatkowska-Siemienska in Stefan Żeromski, la nature dans son expérience et sa pensée, 1964.
[6] François Coppée, Les Paroles sincères, 1891.
[7] Samuel Becket, Le dépeupleur, 1970.
[8] Ibidem.








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I WALK THE LINE - Exposition personnelle à la galerie du Haut Pavé - du 8 mars au 2 avril 2016 - texte de Marion Delage de Luget


Oscar Malessène / Sur le fil

Il ne faudrait pas résumer le travail d’Oscar Malessène à l’apparente rigueur de son abstraction géométrique. Car si sa peinture s’inscrit d’évidence dans la continuité de ce modernisme autoréflexif, qui n’a d’autre objet que le fait pictural lui-même, elle ne plie pour autant pas au fameux principe programmatique qui a également déterminé les premières heures de l’art concret. La permanence manifeste de ses compositions peut, a priori, induire en erreur. D’un tableau à l’autre se retrouvent en effet les mêmes arêtes de prismes bidimensionnels aux angles aigus, délimitant des aplats parfaitement lissés. Mais rien là qui ne relève de l’application d’un système prédéterminé, au contraire : chaque composition est, à l’œil, esquissée à la mine de plomb, sans qu’aucun modèle mathématique n’en établisse d’avance les rapports de proportions. Pas de préalable, c’est tout le paradoxe de cette pratique qui tourne tant et si bien autour de son objet qu’on la soupçonne d’en rechercher une construction parfaite - un idéal, figé, prêt pour duplicata. Alors qu’il s’agit à l’inverse d’un jeu de variations inlassablement retravaillées, montrant l’inépuisable champ de possibles offert par un simple motif. Une série de déclinaisons venant par là même, contre toute attente, souligner le caractère singulièrement fécond de ce registre de formes géométriques, souvent considéré aride.
La peinture d’Oscar Malessène ne vérifie rien. Un peu, donc, dans l’esprit de ce qu’avançait Hantaï : « Aboutir, arriver, conclure sont à mettre entre parenthèses, si possible. Préalablement maîtriser, c’est ne même pas commencer. C’est illustrer le déjà su. Pourquoi peindre alors ? »[1] Oscar Malessène s’y attèle pour justement se défaire de cette neutralité machinique à laquelle l’abstraction géométrique peut parfois conduire. Il peint, et l’énoncé est performatif : car après report de l’esquisse sur la toile le travail de la couleur est, pour lui, un vrai moment d’improvisation. L’acrylique est appliquée au rouleau en un seul jet. Aucune rectification ultérieure des teintes. Et ses gammes colorées ont de quoi surprendre – de fortes oppositions entre les primaires et les secondaires auxquelles se mêlent, c’est étonnant, des tons pastels relativement dissonants. Contrairement à ce que laisseraient présager ses compositions hard edge, Oscar Malessène utilise en fait nombre de demi-teintes. Il traite la couleur sans modelé, mais joue malgré tout d’une modulation : des jeux de camaïeux s’étagent ponctuellement sur les surfaces délimitées par les droites entrecroisées, leur dégradé marquant une continuité entre différentes facettes contiguës et venant ainsi cintrer l’espace.
La peinture d’Oscar Malessène est éminemment mobile. Elle n’est que variables, inflexions, formes concaves, convexes, venant replier puis déplier le plan du tableau. En physique mécanique on distingue deux états d’équilibre selon qu’un corps, écarté de sa position d’origine par un léger mouvement, y revient - on parle d’équilibre stable -, ou bien qu’il s’en éloigne pour retrouver un aplomb différent - on qualifie alors cet équilibre d’instable. Il faut, en définitive, envisager le travail d’Oscar Malessène dans l’idée de cet oxymore. C’est ce qu’annonce le titre judicieusement polysémique choisi pour cette exposition : marcher droit, cela requiert d’évidence quelque chose de l’ordre du déplacement. Un cheminement, un développement, menant parfois à un certain décalage - puisque to walk the line c’est aussi être à la limite. Sur le fil. Comme ces sommets qui, systématiquement, dans chacune de ces peintures viennent, à l’extrémité du champ pictural, accrocher le bord du châssis, indexant non sans une note d’humour le cadre, pour mieux dire une situation limite de la peinture.

Marion Delage de Luget



[1] Simon Hantaï, in Donation Simon Hantaï, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1997, p. 35.